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Les "alguiers"  90283610
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19 heures
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La Corniche
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19 heures
CineAtlas
La Corniche
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    alain
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    Les "alguiers"




    Je me suis laissé séduire par un texte de notre ami Michel AMENGUAL qu'il a eu l'occasion de présenter au "Forum de la mer" le 09 mai dernier. J'ose espérer que Michel voudra bien me pardonner d'avoir publier ce si bel hymne dédié à la mer et à ses travailleurs sans en avoir demandé l'autorisation. Un beau morceau de littérature où transparaît, une fois de plus, la sensibilité de l'auteur...


    Je m'étais levé tôt, ce matin-là. Je devais partir en barque et passer la journée en mer avec les ramasseurs d'algues, les alguiers, comme ils s'appellent. Un travail rude, ingrat, où le gain n'est pas – et ne sera jamais - proportionnel aux efforts que ces jeunes gens font, pour un prix dérisoire, au risque de leur santé, parfois au péril de leur vie, par 10,15 ou 20 mètres de fond et parfois plus. Pour qu'au bout du compte, des industriels puissent en tirer de l'agar-agar… pour les cosmétiques, la pharmacie et la pâtisserie !

    La mer était relativement calme, ce jour-là. Le soleil sera chaud, c'est sûr. Hocine, Abdelkader et Mohamed avaient déjà fait le plein d'essence pour le moteur de la barque qu'ils avaient louée, avec un bidon de secours et un autre pour le compresseur. Un engin terrible, ce compresseur ! Une vieille carcasse censée donner de l'air au plongeur, par un tuyau à gaz d'un autre âge… Souvent un air vicié qui vous ravage les poumons. Quelques ultimes vérifications, l'habit de plongée déjà enfilé pour gagner du temps, une petite provision d'eau et quelques morceaux de pain pour le creux de midi…! Et c'est parti. Le cœur y est : L'équipage chante, comme pour se donner courage avant une journée qui sera sans doute longue, dure, voire dangereuse, même par temps calme… Un accident peut toujours survenir ! Mais peut-être aussi la journée sera rentable, Inch'allah !...

    A environ un kilomètre et demi au large, on décide de jeter l'ancre. Le fond rocheux est à une dizaine de mètres ; au loin, la baie de Sidi-Bouzid, avec son cordon de villas, son haut minaret comme un doigt pointé vers Dieu, sa bande jaune de sable où, quand le soleil sera plus chaud, s'étaleront des centaines de vacanciers en goguette. Comme Abdelkader, Mohamed réajuste sa combinaison et sa ceinture de plomb, accroche solidement à son cou le filet dans lequel il mettra les algues cueillies, vérifie une dernière fois son tuyau qui le reliera à la barque : Il espère bien que le moteur, déjà en fin de vie, n'aura pas de panne. Mais on ne se pose pas trop de questions. Ou plutôt, on refuse de s'en poser : Dieu sait notre destin ! On regarde une dernière fois la mosquée, comme pour se rassurer, on se fait une tape sur la main…et plouf ! On se jette à l'eau.

    En surface, elle est déjà froide ! Qu'est-ce que cela doit être 20 mètres au dessous? « D'ailleurs, m'explique Hocine, « le barreur », le seul à être resté sur la barque pour surveiller la bonne marche du moteur et répondre vite à tout appel venant du fond, des fois la mer est si froide que certains plongeurs ne résistent pas et abandonnent. Ils ont beau avoir la combinaison, mais les mains, les poignets surtout sont torturés par le froid ; c'est trop dur pour eux ! Je les comprends ; moi je ne peux pas faire ce qu'ils font ; c'est pour ça que je reste à bord. Je suis moins payé, mais je suis trop usé déjà pour recommencer à descendre… » Je devine, à quelques dizaines de mètres de nous, cachées dans le creux des vagues, une bouée et deux paires de palmes qui surgissent de l'eau pour disparaître aussitôt, comme des mini-squales… Eux ne peuvent louer une barque… Une chambre à air de tracteur, bien harnachée, leur fera l'affaire. Et durant des heures, ils pousseront la mer et leur butin, à la force de leurs mollets et de leurs palmes. Des femmes souvent sont aussi de la partie… n'ayant peur de rien…et pousse ! et pousse ! enrobées sous leurs vêtements de mousse.

    « Tu sais, continue à m'expliquer Hocine, les gens, sur terre, qui ne connaissent pas ce métier, ne peuvent pas imaginer la dureté de notre boulot. Ils croient que c'est facile de ramasser, il n'y a qu'à remplir le filet, et aller vendre notre ballot au camion qui nous attend à terre ! Cette année, on nous achète deux dirhams et demi le kilo ! Une misère ! C'est même pas le prix d'un timbre. Quand ils voient ça de loin, les gens croient qu'on fait fortune. Surtout qu'ils ne savent pas que ce qu'on gagne, on doit le répartir entre tous ceux qui nous aident ; tu les verras, après, quand on retournera… des dizaines de personnes à qui il faut donner quelque chose ! Il reste quoi après, quand on aura aussi déduit le prix de la location de la barque, du compresseur, de l'essence? Pour six ou huit heures passées sous l'eau, c'est peu payé. On arrive exténués ; on n'a presque plus la force de parler à notre famille qui nous a attendus toute la journée… On devient comme des bêtes ! Et des fois, on s'énerve pour des riens ! Des bêtes, je te dis ! Comme à l'enfer ! » Ses yeux sourient, sans doute pour atténuer ses dernières phrases !

    A ce moment, un signal venu du fond de l'eau prévient qu'un plongeur remonte… Ca fait près d'une d'heure que Mohamed est descendu. Il pousse une énorme boule rougeâtre. Il sort sa tête, enlève son masque, secoue son visage... comme pour se donner l'impression que tout fonctionne normalement. Il a même le courage de sourire. « C'est dur, me dit-il, regarde mes doigts ! Ils sont tout écorchés à force de racler les rochers où sont fixées les algues… Avec l'eau salée et les piqûres d'oursins, c'est comme du feu ! ». Des plaies au bout des phalanges… et des doigts que l'eau a tout rabougris, « Je suis allé trop bas, j'ai mes oreilles qui cognent… Tu sais, la pression, ça peut te déchiqueter le tympan… On sait ça, nous, mais quand on voit des algues quelques mètres plus au fond, tu crois qu'on va les laisser ?... Puisqu'on y est, on continue. Et puis, il y a comme un vertige qui s'installe en nous. On ne raisonne même plus. On y va, c'est tout ! » Et Mohamed m'explique que l'autre année, du côté de Chtouka, des plongeurs sont morts au bout de leur tuyau, asphyxiés par un compresseur qui ne fonctionnait pas, ou n'ayant pas eu assez de réflexe pour tirer la corde d'alarme, quand, la cervelle broyée par la pression, ça allait mal pour eux… « L'un d'eux s'est étranglé avec la corde du sac qui s'est enroulée autour de son cou. C'était mon pote ! Souvent, quand je descends, je pense à lui. Je me dis que ça peut m'arriver à moi aussi …Finir comme un pendu en mer !... ».

    Dix minutes de détente, une gorgée d'eau douce, un quignon de pain trempé dans de l'huile d'olive et une boite de sardines, et c'est reparti pour les profondeurs. Pour un autre ballot ! « Mais comment on fera au moment du ramadan ? Galérer pendant des heures sous l'eau avec le ventre creux, avec la fatigue qui vous mange le corps ! Est-ce que tu as la force d'imaginer cela ? C'est comme si on était notre propre bourreau ! Mais comment faire quand on n'a pas d'autre choix ! Enchaîne Hocine. Il n'y a que pendant cette période qu'on peut avoir quelques revenus qui nous permettront d'aider notre famille pour le reste de l'année. Je sais aussi qu'on détruit un peu la mer, car les algues, c'est la nourriture pour les poissons, c'est au milieu des algues qu'ils viennent pondre leurs œufs, et nous, on vient, à grandes poignées, on arrache tout. On ne va pas se mettre à trier les algues rouges et les autres. On est forcé d'arracher tout ce qu'il y a devant nous et de sélectionner ensuite ; mais souvent les algues qu'on ramasse, on ne peut pas faire autrement que d'en arracher même les racines qui leur permettent de s'accrocher aux rochers et de repousser l'année d'après…C'est pour ça qu'il y a de moins en moins d'algues. Surtout qu'en plus, les grands courants de fond arrachent les grandes lianes que la marée emporte sur le rivage et qui viennent sécher au soleil du sable…Mais à la prochaine grande marée, ça sera le grand nettoyage ! » Il se fait songeur, son regard perdu vaguement vers la rive, et il ajoute, sur le ton de la confidence : « Mais tu sais, déjà il y a preneur pour ces algues-là, des longs cordons verts, comme des ceintures. On nous en offre 30 centimes le kilo. Tant que ce sont celles que la mer a rejetées sur la plage, c'est bien, plutôt que les laisser pourrir au soleil, ça rapporte un peu aux habitants du douar, mais si on se met un jour à plonger pour les ramasser, comme on le fait pour les algues rouges, alors, la mer deviendra un squelette. Un squelette, j'te dis. Et tu verras un nouvel enfer ».

    Abdelkader fait surface, avec son filet et ses algues… « Tu sais, on ne voit plus grand-chose, au fond ! Je suis sûr que demain la mer sera mauvaise et qu'on ne pourra venir…Il y a des courants qui nous empêchent d'avancer, comme si un diable nous tirait par les jambes pour ne pas travailler… et puis, la lumière est trouble, le sable et les poussières qui flottent dans l'eau rendent notre visibilité pénible. J'ai l'impression qu'à forcer ainsi sur ma vue, pendant des heures, je vais finir par perdre les yeux ; regarde, je suis sûr qu'ils sont tout rouges, comme si leurs veines avaient éclaté… Et mes poumons, tu crois que l'air que ce p… de moteur nous envoie, c'est de l'air ?… Nos poumons sont foutus !… L'année dernière, j'ai dû voir un médecin ; il reconnaît tout de suite ceux qui ramassent des algues ! » C'est vrai que les problèmes pulmonaires entraînés par l'air vicié propulsé par ces compresseurs sont nombreux, et certains gravissimes. Tout médecin vous le dira et il s'en rend compte encore plus à la fin de la saison des algues. « On n'a qu'une vie, continue Hocine, et la nôtre, déjà pauvre, on sait qu'on la f… en l'air. Mais trouve-nous du boulot ailleurs, je quitte tout de suite. J'ai des enfants et une vieille mère. Si je ne fais pas ça, avec quoi je vais les nourrir ? Mais regarde Khalifa, le frère de Mohamed, il a trouvé un travail fixe ; même moins payé, mais il a préféré nous quitter. Il a la Caisse ( n.d.a : la Sécurité sociale, la retraite… ), le repos chaque semaine, les algues c'est fini pour lui. Il a de la chance ! Moi, je ne sais même pas si demain je vais pouvoir aller en mer. Le vent, les vagues, la marée, ce sont eux mes patrons, c'est eux qui me commandent ! Aujourd'hui oui, demain non ! …et qui des fois, ne me paient même pas ! Et je ne peux rien contre eux, rien, tu entends ? ».

    Les heures ont passé. Le soleil tape dur, avec un vent marin qui vous burine le visage. J'entends au loin, venant du rivage, les clameurs des estivants. Pour eux, la mer, c'est, l'espace d'un été, un morceau de paradis. Pour les alguiers de mon douar d'El Bahara, c'est un coin d'enfer….

    Six à huit gros ballots d'algues enfoncent la barque. La journée a été bien remplie. Et puis, c'est le bon moment pour rentrer car après, la mer sera trop haute et l'accostage plus difficiles, avec des vagues à vous faire chavirer ou qui, comme l'autre jour, ont fracassé quelques barques contre les rochers…. Déjà, la famille est là, sur la bechkira, ce petit muret de rochers empilés comme une digue qui servait jadis à capturer les poissons. Des gamins partout qui nagent entre les barques. Le rire des enfants, heureusement, compense la fatigue d'une rude journée ! Abdelkader retrouve sa petite fille qu'il prend dans ses bras, avec toute la tendresse d'un rescapé !...

    Des hommes, robustes, revêtus d'un ciré en plastic vert ou brun, vont maintenant entrer en lice pour transborder les filets jusqu'à un point de rassemblement géré par les femmes. Elles sont là, qui veillent à la manœuvre, qui comptabilisent, qui ordonnent, qui aident. Mais là, attention ! Comme des forçats, ces hommes se sont chargés de transporter sur leurs épaules ces bottes d'algues mouillées qui dégoulinent le long de leur corps. 70, 80 kg portés, au pas de charge, jusqu'au camion, là en haut où aura lieu la pesée… « J'ai pas le temps de t'expliquer, me dit Brahim, là c'est la course. Je suis payé 4 Dh par voyage….ou 20 centimes le kilo, ça dépend des jours ! Regarde mes pieds, regarde où je marche, et il faut que je fasse tout ça en courant si je veux gagner ma journée. Je suis sûr que ça doit être plus facile de marcher sur la lune…mais pardon, laisse moi passer…il faut que je fasse vite…attention ! Pardon ! ». Les yeux hagards, comme s'il portait sur son dos le poids du monde et de ses souffrances. Il a beau avoir des baskets caoutchoutées, les rochers sont si coupants, qu'il est difficile de marcher le pied à plat. Une gymnastique d'acrobate ? Un travail de forçat, plutôt ! Comme dans un bagne !... J'ai mal aux pieds à le regarder, j'ai mal au cœur en l'entendant haleter, au bout de son souffle, mais quand même il ira jusqu'au bout… ! Et plus, s'il lui reste un chouïa de courage. Parce que demain, les prix peuvent baisser. Et puis, qui sait si demain il fera beau, si la mer ne sera pas trop forte, qui interdira toute sortie… Alors, il faut à Brahim du courage pour aujourd'hui et pour demain… Lui, et tous les autres.

    Là-bas, c'est l'âne, qui remplace le camion. Pauvre bête ! On a beau pousser derrière, les roues de la charrette se sont enlisées dans le sable trop meuble. Et cogne !et cogne ! Allez ! Vas-y, l'âne ! Toi aussi tu fais partie de cet enfer. Une vieille femme, courbée par le poids des ans, se courbe encore plus pour ramasser quelques algues échappées des ballots. Khadija n'a plus de famille, elle vit seule. Oh ! Elle ne demande pas d'argent. Juste une poignée d'algues quand elle n'a plus la force de se baisser. Elle ira ensuite monnayer ses poignées d'algues contre quelques poignées de centimes… Sa journée sera remplie. Comme pour tous les autres.

    Le ciel s'est voilé. Vu d'ici, du haut du rivage, avec ces barques qui rentrent au bercail, avec ces derniers cris d'enfants qui jouent à califourchon sur les vagues, ces derniers ballots d'algues qui roulent sur les épaules des derniers portefaix, la dernière tasse de thé que la maman a préparé sur les rochers pour son fiston prématurément vieilli, on dirait un décor d'opéra… Et du loin, le concerto des vagues !... C'est beau, la mer !

    Michel AMENGUAL

    Les "alguiers"  P1170611
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